Author: | Ivan Tourgueniev | ISBN: | 1230000255997 |
Publisher: | NA | Publication: | July 28, 2014 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Ivan Tourgueniev |
ISBN: | 1230000255997 |
Publisher: | NA |
Publication: | July 28, 2014 |
Imprint: | |
Language: | French |
Extrait: Il y a environ quinze ans, nous raconta M. C..., les devoirs de mon service m’amenèrent au chef-lieu du gouvernement de T..., où je dus passer quelques jours. Je trouvai un assez bon hôtel, établi depuis six mois seulement par un tailleur juif qui s’était enrichi. À ce que j’ai ouï dire, la maison ne garda pas longtemps sa renommée, accident assez ordinaire chez nous. Alors elle était dans tout son éclat. Les meubles neufs jouaient et craquaient la nuit ; on eût dit un feu de file. Les draps, les nappes, les serviettes, sentaient le savon ; les planchers peints avaient une forte odeur d’huile de chanvre, ce qui, au dire du premier garçon, gaillard fort déluré, mais médiocrement propre, était souverain contre la propagation des insectes. Le garçon susdit, jadis valet de chambre du prince G..., se distinguait par l’aisance de ses manières et par son assurance. Portant un habit qui n’avait pas été fait pour lui, des souliers éculés, une serviette sous le bras, la face bourgeonnée, les mains en sueur, il gesticulait sans cesse en lançant quelques petites phrases insinuantes. Tout d’abord il m’avait honoré de sa protection, me jugeant capable d’apprécier son mérite et son usage du monde. Quant à son avenir, c’était une âme désenchantée.
« Voulez-vous savoir notre position, me dit-il un jour, représentez-vous des harengs pendus au séchoir. »
Il s’appelait Ardalion.
J’eus des visites à faire aux fonctionnaires de la ville. Grâce à Ardalion, je me procurai une calèche et un valet de pied, dépourvus de fraîcheur et fort râpés l’un et l’autre ; en revanche, le valet avait une livrée et la voiture des armoiries. Après mes visites officielles, j’allai chez un ancien ami de mon père, établi à T... depuis longtemps. Il y avait bien vingt ans que je ne l’avais vu. Il s’était marié, il était devenu père de famille, veuf et fort riche par suite de spéculations sur les fermages d’eau-de-vie ; c’est-à-dire qu’il prêtait aux fermiers sur hypothèque et à gros intérêts. « Courir des risques, c’est, dit-on, faire acte de noblesse[1]. » Au fond, il ne courait guère de risques. Tandis que j’étais à causer avec lui, une jeune personne d’environ seize ans, petite, fluette, entra dans le salon, s’avançant sur la pointe du pied, d’un pas léger, mais un peu incertain.
« C’est ma fille aînée, me dit mon ami, ma Sophie, que je vous présente. Elle a remplacé ma pauvre femme ; elle tient la maison et a soin de ses frères et de ses sœurs. »
En la saluant, tandis qu’elle se glissait sur une chaise, je pensais à part moi qu’elle ne ressemblait guère à une maîtresse de maison et à une institutrice. Elle avait une figure tout enfantine, rondelette, avec de petits traits agréables, mais immobiles. Ses yeux bleus, sous des sourcils singulièrement dessinés et également immobiles, regardaient avec une attention étonnée, comme s’ils apercevaient quelque chose d’inattendu. Sa bouche un peu gonflée, — la lèvre supérieure légèrement saillante, — ne souriait pas, et semblait n’avoir jamais souri. Deux taches roses allongées se dessinaient sur ses joues délicates. De chaque côté de son front étroit pendaient en boucles des cheveux blonds et fins. Sa poitrine se soulevait à peine, et ses bras se pressaient contre sa taille avec une sorte de gaucherie rigide. Elle avait une robe bleue tombant sans plis, comme celle d’un enfant, jusqu’à ses pieds. L’impression que produisait cette jeune personne n’était pas celle d’une nature maladive : c’était une énigme à deviner. Pour moi, je ne la pris pas pour une petite provinciale timide,
Extrait: Il y a environ quinze ans, nous raconta M. C..., les devoirs de mon service m’amenèrent au chef-lieu du gouvernement de T..., où je dus passer quelques jours. Je trouvai un assez bon hôtel, établi depuis six mois seulement par un tailleur juif qui s’était enrichi. À ce que j’ai ouï dire, la maison ne garda pas longtemps sa renommée, accident assez ordinaire chez nous. Alors elle était dans tout son éclat. Les meubles neufs jouaient et craquaient la nuit ; on eût dit un feu de file. Les draps, les nappes, les serviettes, sentaient le savon ; les planchers peints avaient une forte odeur d’huile de chanvre, ce qui, au dire du premier garçon, gaillard fort déluré, mais médiocrement propre, était souverain contre la propagation des insectes. Le garçon susdit, jadis valet de chambre du prince G..., se distinguait par l’aisance de ses manières et par son assurance. Portant un habit qui n’avait pas été fait pour lui, des souliers éculés, une serviette sous le bras, la face bourgeonnée, les mains en sueur, il gesticulait sans cesse en lançant quelques petites phrases insinuantes. Tout d’abord il m’avait honoré de sa protection, me jugeant capable d’apprécier son mérite et son usage du monde. Quant à son avenir, c’était une âme désenchantée.
« Voulez-vous savoir notre position, me dit-il un jour, représentez-vous des harengs pendus au séchoir. »
Il s’appelait Ardalion.
J’eus des visites à faire aux fonctionnaires de la ville. Grâce à Ardalion, je me procurai une calèche et un valet de pied, dépourvus de fraîcheur et fort râpés l’un et l’autre ; en revanche, le valet avait une livrée et la voiture des armoiries. Après mes visites officielles, j’allai chez un ancien ami de mon père, établi à T... depuis longtemps. Il y avait bien vingt ans que je ne l’avais vu. Il s’était marié, il était devenu père de famille, veuf et fort riche par suite de spéculations sur les fermages d’eau-de-vie ; c’est-à-dire qu’il prêtait aux fermiers sur hypothèque et à gros intérêts. « Courir des risques, c’est, dit-on, faire acte de noblesse[1]. » Au fond, il ne courait guère de risques. Tandis que j’étais à causer avec lui, une jeune personne d’environ seize ans, petite, fluette, entra dans le salon, s’avançant sur la pointe du pied, d’un pas léger, mais un peu incertain.
« C’est ma fille aînée, me dit mon ami, ma Sophie, que je vous présente. Elle a remplacé ma pauvre femme ; elle tient la maison et a soin de ses frères et de ses sœurs. »
En la saluant, tandis qu’elle se glissait sur une chaise, je pensais à part moi qu’elle ne ressemblait guère à une maîtresse de maison et à une institutrice. Elle avait une figure tout enfantine, rondelette, avec de petits traits agréables, mais immobiles. Ses yeux bleus, sous des sourcils singulièrement dessinés et également immobiles, regardaient avec une attention étonnée, comme s’ils apercevaient quelque chose d’inattendu. Sa bouche un peu gonflée, — la lèvre supérieure légèrement saillante, — ne souriait pas, et semblait n’avoir jamais souri. Deux taches roses allongées se dessinaient sur ses joues délicates. De chaque côté de son front étroit pendaient en boucles des cheveux blonds et fins. Sa poitrine se soulevait à peine, et ses bras se pressaient contre sa taille avec une sorte de gaucherie rigide. Elle avait une robe bleue tombant sans plis, comme celle d’un enfant, jusqu’à ses pieds. L’impression que produisait cette jeune personne n’était pas celle d’une nature maladive : c’était une énigme à deviner. Pour moi, je ne la pris pas pour une petite provinciale timide,