Aurore

Fiction & Literature, Literary Theory & Criticism, European, German
Cover of the book Aurore by Friedrich Nietzsche, Mercure de France
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Author: Friedrich Nietzsche ISBN: 1230003191064
Publisher: Mercure de France Publication: April 18, 2019
Imprint: Language: French
Author: Friedrich Nietzsche
ISBN: 1230003191064
Publisher: Mercure de France
Publication: April 18, 2019
Imprint:
Language: French

En effet, mes amis patients, je veux vous dire ce que je voulais faire là en bas, je veux vous le dire dans cette préface tardive qui aurait facilement pu devenir une nécrologie, une oraison funèbre : car je suis revenu et — je m’en suis tiré. Ne croyez surtout pas que je vais vous engager à une semblable entreprise chanceuse, ou même seulement à une pareille solitude ! Car celui qui suit de tels chemins particuliers ne rencontre personne : cela tient aux « chemins particuliers ». Personne ne vient à son aide ; il faut qu’il se tire tout seul de tous les dangers, de tous les hasards, de toutes les méchancetés, de tous les mauvais temps qui surviennent. Car il a son chemin à lui — et, comme de raison, son amertume, parfois son dépit, à cause de cet « à lui » : il faut ranger, parmi ces sujets d’amertume et de dépit, par exemple l’incapacité où se trouvent ses amis de deviner où il est, où il va ; au point qu’ils se demanderont parfois « Comment ? est-ce là avancer ? a-t-il encore ─ un chemin ? » — Alors j’entrepris quelque chose qui ne pouvait être l’affaire de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d’années, nous autres philosophes, nous avons l’habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide, ─ de construire toujours à nouveau, quoique jusqu’à présent chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?

C’est sur le bien et le mal que l’on a jusqu’à présent le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l’enfer, parfois même la police ne permettaient et ne permettent pas d’impartialité ; c’est qu’en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n’est pas permis de réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut — obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : comment ? cela n’a-t-il pas été — cela n’est-il pas — immoral ? — La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce de moyens d’intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques et les instruments de torture ; sa certitude repose davantage encore sur un certain art de séduction à quoi elle s’entend — elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci de son côté, il y a même des cas où elle s’entend à la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion, elle enfonce l’aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l’art de convaincre : aujourd’hui encore, il n’y a pas un orateur qui ne s’adresse à elle pour lui demander secours (que l’on écoute, par exemple, jusqu’à nos anarchistes : comme ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s’appeler eux-mêmes « les bons et les justes ».) C’est que la morale, de tous temps, depuis que l’on parle et convainc sur la terre, s’est affirmée comme la plus grande maîtresse en séduction — et, ce qui nous importe à nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. À quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s’effondrer ou se trouve déjà perdu dans les décombres — tout ce qu’ils croyaient eux-mêmes, loyalement et sérieusement, être ære perennius ?Hélas ! combien est erronée la réponse qu’aujourd’hui encore on tient prête à une semblable question : « Puisqu’ils ont tous négligé d’admettre l’hypothèse, l’examen du fondement, une critique de toute la raison. » — C’est là cette néfaste réponse de Kant qui ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain plus solide et moins trompeur ! (— et, soit dit en passant, n’était-il pas un peu singulier de demander à ce qu’un instrument se mît à critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l’intellect lui-même « connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n’était-ce pas un peu absurde même ? —) La véritable réponse eût été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres —, que leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la « vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice morale ; pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant qui considérait comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral » (Critique de la raison pure, II, p. 257). Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire ! — il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions aussi exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté le plus précieux de son siècle (par exemple avec ce bon sensualisme qu’il introduisit dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait « fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (Discours du 7 juin 1794). D’autre part, avec un tel fanatisme français au cœur, on ne pouvait pas s’y prendre d’une façon moins française, plus profonde, plus solide, plus allemande — si de nos jours le mot « allemand » est encore permis dans ce sens — que ne s’y est pris Kant : pour faire de la place à son « empire moral », il se vit forcé de rajouter un monde indémontrable, un « au-delà » logique, — c’est pourquoi il lui fallut sa critique de la raison pure ! Autrement dit : il n’en aurait pas eu besoin s’il n’y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre — rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, — car il sentait trop violemment la vulnérabilité d’un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l’histoire, en regard de la foncière immoralité de la nature et de l’histoire, Kant, comme tout bon Allemand, dès l’origine, était pessimiste ; il croyait en la morale, non parce qu’elle est démontrée par la nature et par l’histoire, mais malgré que la nature et l’histoire y contredisent sans cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste, qui, avec toute l’intrépidité luthérienne, voulut un jour le rendre sensible à ses amis : « Si l’on pouvait comprendre par la raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car, de tous temps, rien n’a fait une impression plus profonde sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « tentée », que cette déduction, la plus dangereuse de toutes, une déduction qui apparaîtra à tout véritable Latin tel un péché contre l’esprit : credo quia absurdum est. Avec elle, la logique allemande entre pour la première fois dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard-venus à tous points de vue — nous pressentons quelque chose de la vérité, une possibilité de la vérité, derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel Hegel aida naguère à la victoire de l’esprit allemand sur l’Europe — « la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes » — : car nous sommes, jusque dans la logique, des pessimistes.

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En effet, mes amis patients, je veux vous dire ce que je voulais faire là en bas, je veux vous le dire dans cette préface tardive qui aurait facilement pu devenir une nécrologie, une oraison funèbre : car je suis revenu et — je m’en suis tiré. Ne croyez surtout pas que je vais vous engager à une semblable entreprise chanceuse, ou même seulement à une pareille solitude ! Car celui qui suit de tels chemins particuliers ne rencontre personne : cela tient aux « chemins particuliers ». Personne ne vient à son aide ; il faut qu’il se tire tout seul de tous les dangers, de tous les hasards, de toutes les méchancetés, de tous les mauvais temps qui surviennent. Car il a son chemin à lui — et, comme de raison, son amertume, parfois son dépit, à cause de cet « à lui » : il faut ranger, parmi ces sujets d’amertume et de dépit, par exemple l’incapacité où se trouvent ses amis de deviner où il est, où il va ; au point qu’ils se demanderont parfois « Comment ? est-ce là avancer ? a-t-il encore ─ un chemin ? » — Alors j’entrepris quelque chose qui ne pouvait être l’affaire de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d’années, nous autres philosophes, nous avons l’habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide, ─ de construire toujours à nouveau, quoique jusqu’à présent chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?

C’est sur le bien et le mal que l’on a jusqu’à présent le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l’enfer, parfois même la police ne permettaient et ne permettent pas d’impartialité ; c’est qu’en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n’est pas permis de réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut — obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : comment ? cela n’a-t-il pas été — cela n’est-il pas — immoral ? — La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce de moyens d’intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques et les instruments de torture ; sa certitude repose davantage encore sur un certain art de séduction à quoi elle s’entend — elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci de son côté, il y a même des cas où elle s’entend à la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion, elle enfonce l’aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l’art de convaincre : aujourd’hui encore, il n’y a pas un orateur qui ne s’adresse à elle pour lui demander secours (que l’on écoute, par exemple, jusqu’à nos anarchistes : comme ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s’appeler eux-mêmes « les bons et les justes ».) C’est que la morale, de tous temps, depuis que l’on parle et convainc sur la terre, s’est affirmée comme la plus grande maîtresse en séduction — et, ce qui nous importe à nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. À quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s’effondrer ou se trouve déjà perdu dans les décombres — tout ce qu’ils croyaient eux-mêmes, loyalement et sérieusement, être ære perennius ?Hélas ! combien est erronée la réponse qu’aujourd’hui encore on tient prête à une semblable question : « Puisqu’ils ont tous négligé d’admettre l’hypothèse, l’examen du fondement, une critique de toute la raison. » — C’est là cette néfaste réponse de Kant qui ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain plus solide et moins trompeur ! (— et, soit dit en passant, n’était-il pas un peu singulier de demander à ce qu’un instrument se mît à critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l’intellect lui-même « connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n’était-ce pas un peu absurde même ? —) La véritable réponse eût été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres —, que leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la « vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice morale ; pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant qui considérait comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral » (Critique de la raison pure, II, p. 257). Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire ! — il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions aussi exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté le plus précieux de son siècle (par exemple avec ce bon sensualisme qu’il introduisit dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait « fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (Discours du 7 juin 1794). D’autre part, avec un tel fanatisme français au cœur, on ne pouvait pas s’y prendre d’une façon moins française, plus profonde, plus solide, plus allemande — si de nos jours le mot « allemand » est encore permis dans ce sens — que ne s’y est pris Kant : pour faire de la place à son « empire moral », il se vit forcé de rajouter un monde indémontrable, un « au-delà » logique, — c’est pourquoi il lui fallut sa critique de la raison pure ! Autrement dit : il n’en aurait pas eu besoin s’il n’y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre — rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, — car il sentait trop violemment la vulnérabilité d’un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l’histoire, en regard de la foncière immoralité de la nature et de l’histoire, Kant, comme tout bon Allemand, dès l’origine, était pessimiste ; il croyait en la morale, non parce qu’elle est démontrée par la nature et par l’histoire, mais malgré que la nature et l’histoire y contredisent sans cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste, qui, avec toute l’intrépidité luthérienne, voulut un jour le rendre sensible à ses amis : « Si l’on pouvait comprendre par la raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car, de tous temps, rien n’a fait une impression plus profonde sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « tentée », que cette déduction, la plus dangereuse de toutes, une déduction qui apparaîtra à tout véritable Latin tel un péché contre l’esprit : credo quia absurdum est. Avec elle, la logique allemande entre pour la première fois dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard-venus à tous points de vue — nous pressentons quelque chose de la vérité, une possibilité de la vérité, derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel Hegel aida naguère à la victoire de l’esprit allemand sur l’Europe — « la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes » — : car nous sommes, jusque dans la logique, des pessimistes.

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