Fantômes Bretons

Fiction & Literature
Cover of the book Fantômes Bretons by ERNEST DU LAURENS DE LA BARRE, GILBERT TEROL
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Author: ERNEST DU LAURENS DE LA BARRE ISBN: 1230000213544
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 28, 2014
Imprint: Language: French
Author: ERNEST DU LAURENS DE LA BARRE
ISBN: 1230000213544
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 28, 2014
Imprint:
Language: French

Il y avait une fois, entre Gaël et Mauron, un vieux journalier qui n’avait qu’un champ pour tout bien, et malheureusement, comme Mathurin était un peu licheuret paresseux, il trouvait son champ trop petit pour la soif qu’il avait, surtout en été. À côté du champ de Mathurin, il y avait un autre domaine, bien plus grand, et qui n’était séparé de l’autre que par une borne plantée entre deux sillons. Ce domaine appartenait à Jacques, un bon paysan de Saint-Léry, qui, ayant d’autres biens au soleil, ne venait pas tous les jours du côté de Gaël.

Voilà qu’un beau soir que Mathurin méditait, appuyé sur sa bêche dans son champ, tout près de la borne, il se disait, inspiré par l’envie qui le mordait : — Comme mon champ est petit, et comme celui de Jacques est grand ! En vérité, il est trop grand pour un seul. C’est une injustice…

Et il se rapprocha de la pierre bornage, qu’il frappa d’un coup de pied. — Tiens, dit-il, la borne n’est pas bien solide : je crois qu’elle bouge.

Et il donna un second coup de pied :

— Non, pour sûr, elle n’est pas solide ; et puis la terre est si molle à cet endroit… Oui, c’est fâcheux, car un pas plus loin, du côté de Jacques, le terrain est plus dur. Ah ! si la borne était là, on n’aurait pas peur de la renverser, rien qu’en la poussant… Ma foi, la voilà en bas… maintenant, il s’agit de la replanter.

À l’instant, le diable lui souffla dans l’oreille : — Plante-la plus loin, dans le terrain solide.

— Tiens, qui est-ce qui m’a parlé ? dit Mathurin… Personne… Je croyais pourtant… Oui, j’en suis certain, on me l’a dit : ma foi, ce sera bien mieux, car tous les sillons se ressemblent.

Et, tout en parlant ainsi, il se mit à faire un bon trou de l’autre côté du sillon, dans le terrain solide, comme il disait.

Mathurin suait à grosses gouttes, afin d’aller plus vite en besogne ; car le jour baissait rapidement ; et chaque fois que Mathurin se reposait pour reprendre haleine, il entendait encore cette maudite voix lui disant : — Allons, peureux, ne t’arrête pas en si bon chemin.

Enfin, voilà le trou fait à la mesure de la borne, qui avait bien trois pieds de haut. Il n’y a plus qu’à la soulever, à la porter un pas seulement, et le tour est joué ; et Mathurin sera riche d’un sillon de plus… Riche !… Mais sa probité aura diminué d’une aune, pour le moins.

Bah ! qu’importe !… Qu’importe !… Personne ne te voit, Mathurin… Personne : la nuit sera noire tout à l’heure… Personne ne saura : les nuages sont lourds et bas, et la pluie qui va tomber effacera tout… Personne ne t’épie : les sillons mouillés seront pareils demain matin, et le blé poussera… Ah ! ah ! ah ! la bonne affaire !…

— Hein ! qui est-ce qui rit là-bas ?… Personne.

Et voilà notre voleur de terre de saisir la borne dans ses bras et de la presser avec force contre sa poitrine, qui en craque. Il la presse comme s’il l’aimait ardemment. Il la soulève ; il la porte ; il se baisse au-dessus du trou et ouvre les bras : la voilà !… Non ! malheur ! La borne ne glisse pas : la borne se cramponne aux os de Mathurin, comme la convoitise à son âme. Il recule, rompu, stupéfait, stupide. Il se secoue comme un cheval éreinté sous le harnais. Rien, rien ne bouge : la pierre est greffée sur ce tronc vivant.

— Malédiction ! hurle le voleur ; qui viendra me délivrer ? — Personne. — J’étouffe, je meurs ; au secours ! — Personne. — Je n’ai voulu que plaisanter. À l’aide, ami Jacques ; reprends ton sillon et ta borne. — Personne : la nuit est sombre et personne ne passe sur le chemin.

Bientôt, brisé par la fatigue et la terreur, Mathurin s’affaissa avec son fardeau, les pieds dans le trou qu’il avait creusé. Ainsi les traîtres finissent d’ordinaire par choir dans l’abîme ouvert par leur perfidie.

Le lendemain pourtant il fallut bien se tirer de là, ne fût-ce que pour manger. Mais que faire avec une borne sur l’estomac ? Impossible de rester au pays, de se montrer au village, ainsi accouplé à une affreuse borne. Après bien des efforts, Mathurin réussit enfin à gagner son logis, où il se reposa, en se régalant du seul morceau de galette moisie qui lui restait. Alors, il lui vint une bonne pensée : il se dit que, si quelque diable ou sorcier l’avait emborné, comme c’était probable, il n’y avait que Dieu qui pouvait le désemborner. Or ce raisonnement était assez juste pour un homme aussi borné, n’est-il pas vrai ?

Il se mit donc en route pour la forêt voisine, où demeurait un saint ermite, dont les bonnes gens disaient des choses merveilleuses. Pour cacher sa borne, Mathurin avait pris sa blouse la plus grande et ressemblait ainsi à un tonneau ambulant. Tous les quatre pas, il était obligé de s’appuyer aux fossés. Quoiqu’il eût cherché un chemin détourné, il rencontra une bande de polissons du village qui cueillaient des lucets dans le bois et le reconnurent.

— Tiens, dit l’un d’eux, voilà Mathurin le Nigaud, qui vient par ici. Holà ! Mathurin ! comme tu es engraissé depuis l’autre jour !

— Comme tu es enflé, vieux fainéant !

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Il y avait une fois, entre Gaël et Mauron, un vieux journalier qui n’avait qu’un champ pour tout bien, et malheureusement, comme Mathurin était un peu licheuret paresseux, il trouvait son champ trop petit pour la soif qu’il avait, surtout en été. À côté du champ de Mathurin, il y avait un autre domaine, bien plus grand, et qui n’était séparé de l’autre que par une borne plantée entre deux sillons. Ce domaine appartenait à Jacques, un bon paysan de Saint-Léry, qui, ayant d’autres biens au soleil, ne venait pas tous les jours du côté de Gaël.

Voilà qu’un beau soir que Mathurin méditait, appuyé sur sa bêche dans son champ, tout près de la borne, il se disait, inspiré par l’envie qui le mordait : — Comme mon champ est petit, et comme celui de Jacques est grand ! En vérité, il est trop grand pour un seul. C’est une injustice…

Et il se rapprocha de la pierre bornage, qu’il frappa d’un coup de pied. — Tiens, dit-il, la borne n’est pas bien solide : je crois qu’elle bouge.

Et il donna un second coup de pied :

— Non, pour sûr, elle n’est pas solide ; et puis la terre est si molle à cet endroit… Oui, c’est fâcheux, car un pas plus loin, du côté de Jacques, le terrain est plus dur. Ah ! si la borne était là, on n’aurait pas peur de la renverser, rien qu’en la poussant… Ma foi, la voilà en bas… maintenant, il s’agit de la replanter.

À l’instant, le diable lui souffla dans l’oreille : — Plante-la plus loin, dans le terrain solide.

— Tiens, qui est-ce qui m’a parlé ? dit Mathurin… Personne… Je croyais pourtant… Oui, j’en suis certain, on me l’a dit : ma foi, ce sera bien mieux, car tous les sillons se ressemblent.

Et, tout en parlant ainsi, il se mit à faire un bon trou de l’autre côté du sillon, dans le terrain solide, comme il disait.

Mathurin suait à grosses gouttes, afin d’aller plus vite en besogne ; car le jour baissait rapidement ; et chaque fois que Mathurin se reposait pour reprendre haleine, il entendait encore cette maudite voix lui disant : — Allons, peureux, ne t’arrête pas en si bon chemin.

Enfin, voilà le trou fait à la mesure de la borne, qui avait bien trois pieds de haut. Il n’y a plus qu’à la soulever, à la porter un pas seulement, et le tour est joué ; et Mathurin sera riche d’un sillon de plus… Riche !… Mais sa probité aura diminué d’une aune, pour le moins.

Bah ! qu’importe !… Qu’importe !… Personne ne te voit, Mathurin… Personne : la nuit sera noire tout à l’heure… Personne ne saura : les nuages sont lourds et bas, et la pluie qui va tomber effacera tout… Personne ne t’épie : les sillons mouillés seront pareils demain matin, et le blé poussera… Ah ! ah ! ah ! la bonne affaire !…

— Hein ! qui est-ce qui rit là-bas ?… Personne.

Et voilà notre voleur de terre de saisir la borne dans ses bras et de la presser avec force contre sa poitrine, qui en craque. Il la presse comme s’il l’aimait ardemment. Il la soulève ; il la porte ; il se baisse au-dessus du trou et ouvre les bras : la voilà !… Non ! malheur ! La borne ne glisse pas : la borne se cramponne aux os de Mathurin, comme la convoitise à son âme. Il recule, rompu, stupéfait, stupide. Il se secoue comme un cheval éreinté sous le harnais. Rien, rien ne bouge : la pierre est greffée sur ce tronc vivant.

— Malédiction ! hurle le voleur ; qui viendra me délivrer ? — Personne. — J’étouffe, je meurs ; au secours ! — Personne. — Je n’ai voulu que plaisanter. À l’aide, ami Jacques ; reprends ton sillon et ta borne. — Personne : la nuit est sombre et personne ne passe sur le chemin.

Bientôt, brisé par la fatigue et la terreur, Mathurin s’affaissa avec son fardeau, les pieds dans le trou qu’il avait creusé. Ainsi les traîtres finissent d’ordinaire par choir dans l’abîme ouvert par leur perfidie.

Le lendemain pourtant il fallut bien se tirer de là, ne fût-ce que pour manger. Mais que faire avec une borne sur l’estomac ? Impossible de rester au pays, de se montrer au village, ainsi accouplé à une affreuse borne. Après bien des efforts, Mathurin réussit enfin à gagner son logis, où il se reposa, en se régalant du seul morceau de galette moisie qui lui restait. Alors, il lui vint une bonne pensée : il se dit que, si quelque diable ou sorcier l’avait emborné, comme c’était probable, il n’y avait que Dieu qui pouvait le désemborner. Or ce raisonnement était assez juste pour un homme aussi borné, n’est-il pas vrai ?

Il se mit donc en route pour la forêt voisine, où demeurait un saint ermite, dont les bonnes gens disaient des choses merveilleuses. Pour cacher sa borne, Mathurin avait pris sa blouse la plus grande et ressemblait ainsi à un tonneau ambulant. Tous les quatre pas, il était obligé de s’appuyer aux fossés. Quoiqu’il eût cherché un chemin détourné, il rencontra une bande de polissons du village qui cueillaient des lucets dans le bois et le reconnurent.

— Tiens, dit l’un d’eux, voilà Mathurin le Nigaud, qui vient par ici. Holà ! Mathurin ! comme tu es engraissé depuis l’autre jour !

— Comme tu es enflé, vieux fainéant !

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