Histoire de ma vie Volume III

Biography & Memoir, Historical
Cover of the book Histoire de ma vie Volume III by GEORGE SAND, GILBERT TEROL
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Author: GEORGE SAND ISBN: 1230002752884
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 28, 2018
Imprint: Language: French
Author: GEORGE SAND
ISBN: 1230002752884
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 28, 2018
Imprint:
Language: French

Je passai à Nohant l’hiver de 1822-1823, assez malade, mais absorbée par le sentiment de l’amour maternel, qui se révélait à moi à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation qui s’opère à ce moment dans la vie et dans les pensées de la femme est, en général, complète et soudaine. Elle le fut pour moi comme pour le grand nombre. Les besoins de l’intelligence, l’inquiétude des pensées, les curiosités de l’étude, comme celles de l’observation, tout disparut aussitôt que le doux fardeau se fit sentir, et même avant que ses premiers tressaillements m’eussent manifesté son existence. La Providence veut que, dans cette phase d’attente et d’espoir, la vie physique et la vie de sentiment prédominent. Aussi, les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot, fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.

L’hiver fut long et rude, une neige épaisse couvrit longtemps la terre durcie d’avance par de fortes gelées. Mon mari aimait aussi la campagne, bien que ce fût autrement que moi, et, passionné pour la chasse, il me laissait de longs loisirs que je remplissais par le travail de la layette. Je n’avais jamais cousu de ma vie. Tout en disant que cela était nécessaire à savoir, ma grand’mère ne m’y avait jamais poussée, et je m’y croyais d’une maladresse extrême. Mais quand cela eut pour but d’habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m’y jetai avec une sorte de passion. Ma bonne Ursule vint me donner les premières notions du surjet et du rabattu. Je fus bien étonnée de voir combien cela était facile ; mais en même temps je compris que là, comme dans tout, il pouvait y avoir l’invention, et la maëstria du coup de ciseaux.

Depuis j’ai toujours aimé le travail de l’aiguille, et c’est pour moi une récréation où je me passionne quelquefois jusqu’à la fièvre. J’essayai même de broder les petits bonnets, mais je dus me borner à deux ou trois : j’y aurais perdu la vue. J’avais la vue longue, excellente, mais c’est ce qu’on appelle chez nous une vue grosse. Je ne distingue pas les petits objets ; et compter les fils d’une mousseline, lire un caractère fin, regarder de près, en un mot, est une souffrance qui me donne le vertige et qui m’enfonce mille épingles au fond du crâne.

J’ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux du ménage, et ceux de l’aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l’esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n’ai pas de goût pour la théorie de l’esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m’a toujours semblé qu’ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l’ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu’ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d’esprit. Leur influence n’est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout : le bien-faire. L’homme qui bêche ne fait-il pas une tâche plus rude et aussi monotone que la femme qui coud ? Pourtant le bon ouvrier qui bêche vite et bien ne s’ennuie pas de bêcher, et il vous dit en souriant qu’il aime la peine.

Aimer la peine, c’est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C’est par là, au contraire, que notre destinée échappe à cette loi rigoureuse de l’homme exploité par l’homme.

La peine est une loi naturelle à laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru résoudre le problème du travail en rêvant un système de machines qui supprimerait entièrement l’effort et la lassitude physiques. Si cela se réalisait, l’abus de la vie intellectuelle serait aussi déplorable que l’est aujourd’hui le défaut d’équilibre entre ces deux modes d’existence. Chercher cet équilibre, voilà le problème à résoudre ; faire que l’homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l’homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l’exige absolument ; et si l’on n’y peut pas arriver, n’espérons pas nous arrêter sur cette pente de décadence qui nous entraîne vers la fin de tout bonheur, de toute dignité, de toute sagesse, de toute santé du corps, de toute lucidité de l’esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.

La cause n’est pas autre, selon moi, que celle-ci : une portion de l’humanité a l’esprit trop libre, l’autre l’a trop enchaîné. Vous chercherez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette génération-ci est malade jusqu’à la moelle des os. Après un essai de république où le but véritable, au point de départ, était de chercher à rétablir, autant que possible, l’égalité dans les conditions, on a dû reconnaître qu’il ne suffisait pas de rendre les citoyens égaux devant la loi. Je me hasarde même à penser qu’il n’eût pas suffi de les rendre égaux devant la fortune. Il eût fallu pouvoir les rendre égaux devant le sens de la vérité.

Trop d’ambition, de loisir et de pouvoir d’un côté ; de l’autre, trop d’indifférence pour la participation au pouvoir et aux nobles loisirs, voilà ce qu’on a trouvé au fond de cette nation d’où l’homme véritable avait disparu, si tant est qu’il n’y eût jamais existé. Des hommes du peuple éclairés d’une soudaine intelligence et poussés par de grandes aspirations ont surgi, et se sont trouvés sans influence et sans prestige sur leurs frères. Ces hommes-là étaient généralement sages, et se préoccupaient de la solution du travail. La masse leur répondait :

« Plus de travail, ou l’ancienne loi du travail. Faites-nous un monde tout neuf, ou ne nous tirez pas de notre corvée par des chimères. Le nécessaire assuré, ou le superflu sans limites : nous ne voyons pas le milieu possible, nous n’y croyons pas, nous ne voulons pas l’essayer, nous ne pouvons pas l’attendre. »

Il le faudra pourtant bien. Jamais les machines ne remplaceront l’homme d’une manière absolue, grâce au ciel, car ce serait la fin du monde. L’homme n’est pas fait pour penser toujours. Quand il pense trop il devient fou, de même qu’il devient stupide quand il ne pense pas assez. Pascal l’a dit :

« Nous ne sommes ni anges, ni bêtes. »

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Je passai à Nohant l’hiver de 1822-1823, assez malade, mais absorbée par le sentiment de l’amour maternel, qui se révélait à moi à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation qui s’opère à ce moment dans la vie et dans les pensées de la femme est, en général, complète et soudaine. Elle le fut pour moi comme pour le grand nombre. Les besoins de l’intelligence, l’inquiétude des pensées, les curiosités de l’étude, comme celles de l’observation, tout disparut aussitôt que le doux fardeau se fit sentir, et même avant que ses premiers tressaillements m’eussent manifesté son existence. La Providence veut que, dans cette phase d’attente et d’espoir, la vie physique et la vie de sentiment prédominent. Aussi, les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot, fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.

L’hiver fut long et rude, une neige épaisse couvrit longtemps la terre durcie d’avance par de fortes gelées. Mon mari aimait aussi la campagne, bien que ce fût autrement que moi, et, passionné pour la chasse, il me laissait de longs loisirs que je remplissais par le travail de la layette. Je n’avais jamais cousu de ma vie. Tout en disant que cela était nécessaire à savoir, ma grand’mère ne m’y avait jamais poussée, et je m’y croyais d’une maladresse extrême. Mais quand cela eut pour but d’habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m’y jetai avec une sorte de passion. Ma bonne Ursule vint me donner les premières notions du surjet et du rabattu. Je fus bien étonnée de voir combien cela était facile ; mais en même temps je compris que là, comme dans tout, il pouvait y avoir l’invention, et la maëstria du coup de ciseaux.

Depuis j’ai toujours aimé le travail de l’aiguille, et c’est pour moi une récréation où je me passionne quelquefois jusqu’à la fièvre. J’essayai même de broder les petits bonnets, mais je dus me borner à deux ou trois : j’y aurais perdu la vue. J’avais la vue longue, excellente, mais c’est ce qu’on appelle chez nous une vue grosse. Je ne distingue pas les petits objets ; et compter les fils d’une mousseline, lire un caractère fin, regarder de près, en un mot, est une souffrance qui me donne le vertige et qui m’enfonce mille épingles au fond du crâne.

J’ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux du ménage, et ceux de l’aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l’esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n’ai pas de goût pour la théorie de l’esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m’a toujours semblé qu’ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l’ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu’ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d’esprit. Leur influence n’est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout : le bien-faire. L’homme qui bêche ne fait-il pas une tâche plus rude et aussi monotone que la femme qui coud ? Pourtant le bon ouvrier qui bêche vite et bien ne s’ennuie pas de bêcher, et il vous dit en souriant qu’il aime la peine.

Aimer la peine, c’est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C’est par là, au contraire, que notre destinée échappe à cette loi rigoureuse de l’homme exploité par l’homme.

La peine est une loi naturelle à laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru résoudre le problème du travail en rêvant un système de machines qui supprimerait entièrement l’effort et la lassitude physiques. Si cela se réalisait, l’abus de la vie intellectuelle serait aussi déplorable que l’est aujourd’hui le défaut d’équilibre entre ces deux modes d’existence. Chercher cet équilibre, voilà le problème à résoudre ; faire que l’homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l’homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l’exige absolument ; et si l’on n’y peut pas arriver, n’espérons pas nous arrêter sur cette pente de décadence qui nous entraîne vers la fin de tout bonheur, de toute dignité, de toute sagesse, de toute santé du corps, de toute lucidité de l’esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.

La cause n’est pas autre, selon moi, que celle-ci : une portion de l’humanité a l’esprit trop libre, l’autre l’a trop enchaîné. Vous chercherez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette génération-ci est malade jusqu’à la moelle des os. Après un essai de république où le but véritable, au point de départ, était de chercher à rétablir, autant que possible, l’égalité dans les conditions, on a dû reconnaître qu’il ne suffisait pas de rendre les citoyens égaux devant la loi. Je me hasarde même à penser qu’il n’eût pas suffi de les rendre égaux devant la fortune. Il eût fallu pouvoir les rendre égaux devant le sens de la vérité.

Trop d’ambition, de loisir et de pouvoir d’un côté ; de l’autre, trop d’indifférence pour la participation au pouvoir et aux nobles loisirs, voilà ce qu’on a trouvé au fond de cette nation d’où l’homme véritable avait disparu, si tant est qu’il n’y eût jamais existé. Des hommes du peuple éclairés d’une soudaine intelligence et poussés par de grandes aspirations ont surgi, et se sont trouvés sans influence et sans prestige sur leurs frères. Ces hommes-là étaient généralement sages, et se préoccupaient de la solution du travail. La masse leur répondait :

« Plus de travail, ou l’ancienne loi du travail. Faites-nous un monde tout neuf, ou ne nous tirez pas de notre corvée par des chimères. Le nécessaire assuré, ou le superflu sans limites : nous ne voyons pas le milieu possible, nous n’y croyons pas, nous ne voulons pas l’essayer, nous ne pouvons pas l’attendre. »

Il le faudra pourtant bien. Jamais les machines ne remplaceront l’homme d’une manière absolue, grâce au ciel, car ce serait la fin du monde. L’homme n’est pas fait pour penser toujours. Quand il pense trop il devient fou, de même qu’il devient stupide quand il ne pense pas assez. Pascal l’a dit :

« Nous ne sommes ni anges, ni bêtes. »

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