Author: | Camille Lemonnier | ISBN: | 1230001004861 |
Publisher: | CP | Publication: | March 23, 2016 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Camille Lemonnier |
ISBN: | 1230001004861 |
Publisher: | CP |
Publication: | March 23, 2016 |
Imprint: | |
Language: | French |
— Va pour cinquante francs, dit l’aubergiste en marchant du côté de l’écurie.
Depuis deux jours, les chevaux n’avaient pas reposé trois heures en tout, et de ses cinq bidets il ne restait au licol qu’un petit roussin à courtes jambes et un vieux grison ardennais, poilu comme une vache.
On tira de l’écurie le roussin et le grison et on les mit à une pesante carcasse, montée sur quatre roues qui faisaient en roulant un bruit de vaisselles entrechoquées.
Puis le fouet pétarda : nous descendîmes, au trot des chevaux, les fers claquant, la grande rue de Neufchâteau qui débouche dans les champs.
Nous allions à Bouillon.
Au premier tournant de la route, près d’une grosse ferme où des soldats jouaient au bouchon, une sentinelle croisa le fusil et cria :
— Qui vive ?
C’étaient les postes belges. Ils étaient échelonnés de distance en distance, quatre hommes et un caporal, et se repliaient, à mesure qu’on les relevait, sur leurs campements, dans les villages et dans les champs.
On répondait :
— Belgique.
Le caporal montait sur le marche-pied, mettait la tête dans la voiture, regardait s’il n’y avait pas de contrebande de guerre, disait : c’est bon, et les bidets repartaient, pendant que la sentinelle se replaçait au port d’armes.
Nous traversions successivement des landes, des bruyères et des bois, sous un ciel gris rayé de hachures de pluie. L’horizon plaquait de noir les paysages. On n’entendait dans ces solitudes que le cri du bruant lourdement voletant dans les roseaux, le gloussement de la poule d’eau dans les marais, les querelles des geais et des pies dans les futaies.
Une mélancolie immense suait de la terre amoitie.
Par moments une sourde rumeur lointaine grandissait en se rapprochant : le nez dans les visières, un gros de lanciers passait au galop. Puis le tremblement décroissait ; les hautes silhouettes emmêlées aux crinières flottantes se faisaient petites, au loin. Et le silence recommençait.
À deux lieues de Bouillon, les postes se rapprochaient, le mouvement augmenta ; çà et là couraient des ambulances.
La première que je vis me poigna l’âme.
Il y avait quatre chariots à la file, couverts de baches et bourrés de paille qui s’échevelait aux ouvertures.
Cette paille était sanglante, pareille à une litière d’abattoir. Et entassés là-dedans, des hommes avaient de brusques secousses de bétail, les ventres en l’air, avec d’horribles figures lasses. Une lamentation traînait, mêlée au cri des essieux. Et tout en haut, avec son blanc sale, comme un tablier de boucher, le drapeau de la Croix rouge claquait sur cette désolation.
L’ambulance fila comme une vision funèbre.
— Halte ! cria tout à coup une voix éraillée de sergent de la ligne.
La voiture stoppa.
— Va pour cinquante francs, dit l’aubergiste en marchant du côté de l’écurie.
Depuis deux jours, les chevaux n’avaient pas reposé trois heures en tout, et de ses cinq bidets il ne restait au licol qu’un petit roussin à courtes jambes et un vieux grison ardennais, poilu comme une vache.
On tira de l’écurie le roussin et le grison et on les mit à une pesante carcasse, montée sur quatre roues qui faisaient en roulant un bruit de vaisselles entrechoquées.
Puis le fouet pétarda : nous descendîmes, au trot des chevaux, les fers claquant, la grande rue de Neufchâteau qui débouche dans les champs.
Nous allions à Bouillon.
Au premier tournant de la route, près d’une grosse ferme où des soldats jouaient au bouchon, une sentinelle croisa le fusil et cria :
— Qui vive ?
C’étaient les postes belges. Ils étaient échelonnés de distance en distance, quatre hommes et un caporal, et se repliaient, à mesure qu’on les relevait, sur leurs campements, dans les villages et dans les champs.
On répondait :
— Belgique.
Le caporal montait sur le marche-pied, mettait la tête dans la voiture, regardait s’il n’y avait pas de contrebande de guerre, disait : c’est bon, et les bidets repartaient, pendant que la sentinelle se replaçait au port d’armes.
Nous traversions successivement des landes, des bruyères et des bois, sous un ciel gris rayé de hachures de pluie. L’horizon plaquait de noir les paysages. On n’entendait dans ces solitudes que le cri du bruant lourdement voletant dans les roseaux, le gloussement de la poule d’eau dans les marais, les querelles des geais et des pies dans les futaies.
Une mélancolie immense suait de la terre amoitie.
Par moments une sourde rumeur lointaine grandissait en se rapprochant : le nez dans les visières, un gros de lanciers passait au galop. Puis le tremblement décroissait ; les hautes silhouettes emmêlées aux crinières flottantes se faisaient petites, au loin. Et le silence recommençait.
À deux lieues de Bouillon, les postes se rapprochaient, le mouvement augmenta ; çà et là couraient des ambulances.
La première que je vis me poigna l’âme.
Il y avait quatre chariots à la file, couverts de baches et bourrés de paille qui s’échevelait aux ouvertures.
Cette paille était sanglante, pareille à une litière d’abattoir. Et entassés là-dedans, des hommes avaient de brusques secousses de bétail, les ventres en l’air, avec d’horribles figures lasses. Une lamentation traînait, mêlée au cri des essieux. Et tout en haut, avec son blanc sale, comme un tablier de boucher, le drapeau de la Croix rouge claquait sur cette désolation.
L’ambulance fila comme une vision funèbre.
— Halte ! cria tout à coup une voix éraillée de sergent de la ligne.
La voiture stoppa.