Souvenirs d’Amérique et de Grèce

( Edition intégrale )

Nonfiction, History, Reference, Historiography, Biography & Memoir, Travel
Cover of the book Souvenirs d’Amérique et de Grèce by Pierre de Coubertin, Librairie Hachette, Paris, 1897
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Author: Pierre de Coubertin ISBN: 1230002583365
Publisher: Librairie Hachette, Paris, 1897 Publication: September 28, 2018
Imprint: Language: French
Author: Pierre de Coubertin
ISBN: 1230002583365
Publisher: Librairie Hachette, Paris, 1897
Publication: September 28, 2018
Imprint:
Language: French

Nous étions trois, ce matin-là, Paul Bourget, Sam Pozzi et moi, sur le sommet d’un bizarre édifice très étroit et très haut : autour de nous, d’autres édifices semblables dressaient, dans la brume ensoleillée d’octobre, leurs dix étages surmontés de vilaines cheminées noires. Le murmure confus d’une grande ville emplissait l’atmosphère ; on entrevoyait au loin les bouquets d’arbres des jardins publics, et toute une portion de l’horizon se trouvait fermée par une nappe d’eau incolore et paisible, qui ne ressemblait pas tout à fait à la mer, bien qu’il fût impossible de dire en quoi elle en différait.
Paul Bourget avait voulu voir cet Athletic club de Chicago qui nous donnait l’hospitalité, à Pozzi et à moi, pour la plus grande satisfaction de nos instincts de sybarites ; nous lui avions montré la piscine d’eau tiède avec ses balcons de marbre et ses girandoles de fer forgé, la salle de billard, énorme et somptueuse, les chambres à coucher, le grand gymnase avec ses pistes élastiques pour les coureurs, et ses multiples appareils pour la joie des muscles, puis, tout en haut, les salles de paume ; et, entre temps, nous causions de la belle audace yankee, de ces quelques capitalistes qui, de leur propre initiative et malgré des obstacles et des labeurs sans fin, avaient créé cette Exposition où s’écoulaient la plupart de nos journées : soudain le petit « boy », qui faisait notre service, nous avait croisés dans un couloir et s’était exclamé : « Venez, venez vite sur le toit voir les foules qui vont à la World’s Fair » ; et ces mots : les foules, World’s Fair, prenaient sur ses lèvres des allures géantes : une ivresse orgueilleuse animait ses yeux pâles. Comme il était fier, le petit Chicagoïen !
C’est qu’un grand anniversaire se célébrait ce 9 octobre 1893, et Chicago, dans son triomphe, retournait, par la pensée, aux heures sombres de 1871, à ce même 9 octobre dont l’aube se leva sur une catastrophe sans nom : 17 450 maisons incendiées, 672 hectares couverts de ruines, 950 millions de richesses anéanties, 275 victimes, tel fut l’horrible bilan ! Une mer de décombres hérissée de pans de murs branlants, voilà ce qu’à cette même place on contemplait, il y a vingt-deux ans ; mais la dernière flamme n’était pas morte que déjà des ouvriers clouaient des planches, déblayaient des terrains, posaient des trottoirs volants : la sève avait seulement reculé devant le feu : à fleur de sol, elle était prête à pousser de nouveaux rameaux plus vigoureux ; et, pendant que l’Europe charitable exposait des tableaux et organisait des tombolas pour les pauvres incendiés de Chicago, ceux-ci, déjà consolés et pleins de confiance, rebâtissaient leur ville, en pierre et en marbre, cette fois, par crainte des accidents futurs.

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Nous étions trois, ce matin-là, Paul Bourget, Sam Pozzi et moi, sur le sommet d’un bizarre édifice très étroit et très haut : autour de nous, d’autres édifices semblables dressaient, dans la brume ensoleillée d’octobre, leurs dix étages surmontés de vilaines cheminées noires. Le murmure confus d’une grande ville emplissait l’atmosphère ; on entrevoyait au loin les bouquets d’arbres des jardins publics, et toute une portion de l’horizon se trouvait fermée par une nappe d’eau incolore et paisible, qui ne ressemblait pas tout à fait à la mer, bien qu’il fût impossible de dire en quoi elle en différait.
Paul Bourget avait voulu voir cet Athletic club de Chicago qui nous donnait l’hospitalité, à Pozzi et à moi, pour la plus grande satisfaction de nos instincts de sybarites ; nous lui avions montré la piscine d’eau tiède avec ses balcons de marbre et ses girandoles de fer forgé, la salle de billard, énorme et somptueuse, les chambres à coucher, le grand gymnase avec ses pistes élastiques pour les coureurs, et ses multiples appareils pour la joie des muscles, puis, tout en haut, les salles de paume ; et, entre temps, nous causions de la belle audace yankee, de ces quelques capitalistes qui, de leur propre initiative et malgré des obstacles et des labeurs sans fin, avaient créé cette Exposition où s’écoulaient la plupart de nos journées : soudain le petit « boy », qui faisait notre service, nous avait croisés dans un couloir et s’était exclamé : « Venez, venez vite sur le toit voir les foules qui vont à la World’s Fair » ; et ces mots : les foules, World’s Fair, prenaient sur ses lèvres des allures géantes : une ivresse orgueilleuse animait ses yeux pâles. Comme il était fier, le petit Chicagoïen !
C’est qu’un grand anniversaire se célébrait ce 9 octobre 1893, et Chicago, dans son triomphe, retournait, par la pensée, aux heures sombres de 1871, à ce même 9 octobre dont l’aube se leva sur une catastrophe sans nom : 17 450 maisons incendiées, 672 hectares couverts de ruines, 950 millions de richesses anéanties, 275 victimes, tel fut l’horrible bilan ! Une mer de décombres hérissée de pans de murs branlants, voilà ce qu’à cette même place on contemplait, il y a vingt-deux ans ; mais la dernière flamme n’était pas morte que déjà des ouvriers clouaient des planches, déblayaient des terrains, posaient des trottoirs volants : la sève avait seulement reculé devant le feu : à fleur de sol, elle était prête à pousser de nouveaux rameaux plus vigoureux ; et, pendant que l’Europe charitable exposait des tableaux et organisait des tombolas pour les pauvres incendiés de Chicago, ceux-ci, déjà consolés et pleins de confiance, rebâtissaient leur ville, en pierre et en marbre, cette fois, par crainte des accidents futurs.

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