La Généalogie de la morale

Fiction & Literature, Literary Theory & Criticism, European, German, Theory
Cover of the book La Généalogie de la morale by Friedrich Nietzsche, Mercure de France
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Author: Friedrich Nietzsche ISBN: 1230003191200
Publisher: Mercure de France Publication: April 18, 2019
Imprint: Language: French
Author: Friedrich Nietzsche
ISBN: 1230003191200
Publisher: Mercure de France
Publication: April 18, 2019
Imprint:
Language: French

Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses — n’est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce pas là le véritable problème de l’homme ?… La constatation que ce problème est résolu jusqu’à un degré très élevé sera certainement un sujet d’étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) — voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme chez qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable) — il n’arrive plus à « en finir » de rien… Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, — à savoir dans les cas où il s’agit de promettre : il ne s’agit donc nullement de l’impossibilité purement passive de se soustraire à l’impression une fois reçue, ou du malaise que cause une parole une fois engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu’on doive craindre de voir céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de choses ! Combien l’homme, pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, — et jusqu’à quel point l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse !

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Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses — n’est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce pas là le véritable problème de l’homme ?… La constatation que ce problème est résolu jusqu’à un degré très élevé sera certainement un sujet d’étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) — voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme chez qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable) — il n’arrive plus à « en finir » de rien… Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, — à savoir dans les cas où il s’agit de promettre : il ne s’agit donc nullement de l’impossibilité purement passive de se soustraire à l’impression une fois reçue, ou du malaise que cause une parole une fois engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu’on doive craindre de voir céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de choses ! Combien l’homme, pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, — et jusqu’à quel point l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse !

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