L’Antéchrist,

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book L’Antéchrist, by ERNEST RENAN, GILBERT TEROL
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Author: ERNEST RENAN ISBN: 1230002743363
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 26, 2018
Imprint: Language: French
Author: ERNEST RENAN
ISBN: 1230002743363
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 26, 2018
Imprint:
Language: French

Les temps étaient étranges, et jamais peut-être l’espèce humaine n’avait traversé de crise plus extraordinaire. Néron entrait dans sa vingt-quatrième année. La tête de ce malheureux jeune homme, placé à dix-sept ans par une mère scélérate à la tête du monde, achevait de s’égarer. Depuis longtemps bien des indices avaient causé de l’inquiétude à ceux qui le connaissaient. C’était un esprit prodigieusement déclamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, légère, vaniteuse ; un composé incroyable d’intelligence fausse, de méchanceté profonde, d’égoïsme atroce et sournois, avec des raffinements inouïs de subtilité. Pour faire de lui ce monstre qui n’a pas de second dans l’histoire et dont on ne trouve l’analogue que dans les annales pathologiques de l’échafaud, il fallut cependant des circonstances particulières[88]. L’école de crime où il avait grandi, l’exécrable influence de sa mère, l’obligation où cette femme abominable le mit presque de débuter dans la vie par un parricide, lui firent bientôt concevoir le monde comme une horrible comédie, dont il était le principal acteur. À l’heure où nous sommes, il s’est détaché complètement des philosophes, ses maîtres ; il a tué presque tous ses proches, mis à la mode les plus honteuses folies ; une partie de la société romaine, à son exemple, est descendue au dernier degré de la dépravation. La dureté antique arrivait à son comble ; la réaction des justes instincts populaires commençait. Vers le moment où Paul entra dans Rome, la chronique du jour était celle-ci :

Pedanius Secundus, préfet de Rome, personnage consulaire, venait d’être assassiné par un de ses esclaves, non sans qu’on put alléguer en faveur du coupable des circonstances atténuantes. D’après la loi, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient habité sous le même toit que l’assassin devaient être mis à mort. Près de quatre cents malheureux étaient dans ce cas. Quand on apprit que l’atroce exécution allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort sous la conscience du peuple le plus avili se révolta. Il y eut une émeute ; mais le sénat et l’empereur décidèrent que la loi devait avoir son cours[89].

Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immolés en vertu d’un droit odieux, y avait-il plus d’un chrétien. On avait touché le fond de l’abîme du mal ; on ne pouvait plus que remonter. Des faits moraux d’une nature singulière se passaient jusque dans les rangs les plus élevés de la société[90]. Quatre ans auparavant, on s’était fort entretenu d’une dame illustre, Pomponia Græcina, femme d’Aulus Plautius, le premier conquérant de la Bretagne[91]. On l’accusait de « superstition étrangère ». Elle était toujours vêtue de noir et ne sortait pas de son austérité. On attribuait bien cette mélancolie à d’horribles souvenirs, surtout à la mort de Julie, fille de Drusus, son amie intime, que Messaline avait fait périr ; un de ses fils paraît aussi avoir été victime d’une des monstruosités les plus énormes de Néron[92] ; mais il était clair que Pomponia Græcina portait au cœur un deuil plus profond et peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut remise, selon l’ancienne coutume, au jugement de son mari. Plautius assembla les parents, examina l’affaire en famille et déclara sa femme innocente. Cette noble dame vécut longtemps encore, tranquille sous la protection de son mari, toujours triste, et fort respectée. Il semble qu’elle ne dit son secret à personne[93]. Qui sait si les apparences que des observateurs superficiels prenaient pour une humeur sombre n’étaient pas la grande paix de l’âme, le recueillement calme, l’attente résignée de la mort, le dédain d’une société sotte et méchante, l’ineffable joie du renoncement à la joie ? Qui sait si Pomponia Græcina ne fut pas la première sainte du grand monde, la sœur aînée de Mélanie, d’Eustochie et de Paula[94] ?

Cette situation extraordinaire, si elle exposait l’Église de Rome aux contre-coups de la politique, lui donnait en retour une importance de premier ordre, quoiqu’elle fût peu nombreuse[95]. Rome, sous Néron, ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque aspirait à une grande action devait y venir. Paul avait, à cet égard, une sorte d’instinct profond qui le guidait. Son arrivée à Rome fut dans sa vie un événement presque aussi décisif que sa conversion. Il crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et se rappela sans doute le rêve où, après une de ses journées de lutte, Christ lui apparut et lui dit : « Courage ! comme tu m’as rendu témoignage à Jérusalem, tu me rendras témoignage à Rome[96]. »

Dès qu’on fut près des murs de la ville éternelle, le centurion Julius conduisit ses prisonniers aux castra prætoriana, bâtis par Séjan, près de la voie Nomentane, et les remit au préfet du prétoire[97]. Les appelants à l’empereur étaient, en entrant dans Rome, tenus pour prisonniers de l’empereur, et comme tels confiés à la garde impériale[98]. Les préfets du prétoire étaient d’ordinaire au nombre de deux ; mais à ce moment il n’y en avait qu’un[99]. Cette charge capitale était depuis l’an 51 entre les mains du noble Afranius Burrhus[100], qui, un an après, devait expier par une mort pleine de tristesse le crime d’avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal. Paul n’eut sans doute aucun rapport direct avec lui. Peut-être cependant la façon humaine dont l’apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l’influence que cet homme juste et vertueux exerçait autour de lui. Paul fut constitué à l’état de custodia militaris, c’est-à-dire confié à un frumentaire prétorien[101], auquel il était enchaîné, mais non d’une façon incommode ou continue. Il eut la permission de vivre dans une pièce louée à ses frais, peut-être dans l’enceinte des castra prætoriana, où tous venaient librement le voir[102]. Il attendit deux ans en cet état l’appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62 ; il fut remplacé par Fenius Rufus et par l’infâme Tigellin, le compagnon de débauches de Néron, l’instrument de ses crimes. Sénèque, à partir de ce moment, se retire des affaires. Néron n’a plus pour conseils que les Furies.

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Les temps étaient étranges, et jamais peut-être l’espèce humaine n’avait traversé de crise plus extraordinaire. Néron entrait dans sa vingt-quatrième année. La tête de ce malheureux jeune homme, placé à dix-sept ans par une mère scélérate à la tête du monde, achevait de s’égarer. Depuis longtemps bien des indices avaient causé de l’inquiétude à ceux qui le connaissaient. C’était un esprit prodigieusement déclamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, légère, vaniteuse ; un composé incroyable d’intelligence fausse, de méchanceté profonde, d’égoïsme atroce et sournois, avec des raffinements inouïs de subtilité. Pour faire de lui ce monstre qui n’a pas de second dans l’histoire et dont on ne trouve l’analogue que dans les annales pathologiques de l’échafaud, il fallut cependant des circonstances particulières[88]. L’école de crime où il avait grandi, l’exécrable influence de sa mère, l’obligation où cette femme abominable le mit presque de débuter dans la vie par un parricide, lui firent bientôt concevoir le monde comme une horrible comédie, dont il était le principal acteur. À l’heure où nous sommes, il s’est détaché complètement des philosophes, ses maîtres ; il a tué presque tous ses proches, mis à la mode les plus honteuses folies ; une partie de la société romaine, à son exemple, est descendue au dernier degré de la dépravation. La dureté antique arrivait à son comble ; la réaction des justes instincts populaires commençait. Vers le moment où Paul entra dans Rome, la chronique du jour était celle-ci :

Pedanius Secundus, préfet de Rome, personnage consulaire, venait d’être assassiné par un de ses esclaves, non sans qu’on put alléguer en faveur du coupable des circonstances atténuantes. D’après la loi, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient habité sous le même toit que l’assassin devaient être mis à mort. Près de quatre cents malheureux étaient dans ce cas. Quand on apprit que l’atroce exécution allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort sous la conscience du peuple le plus avili se révolta. Il y eut une émeute ; mais le sénat et l’empereur décidèrent que la loi devait avoir son cours[89].

Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immolés en vertu d’un droit odieux, y avait-il plus d’un chrétien. On avait touché le fond de l’abîme du mal ; on ne pouvait plus que remonter. Des faits moraux d’une nature singulière se passaient jusque dans les rangs les plus élevés de la société[90]. Quatre ans auparavant, on s’était fort entretenu d’une dame illustre, Pomponia Græcina, femme d’Aulus Plautius, le premier conquérant de la Bretagne[91]. On l’accusait de « superstition étrangère ». Elle était toujours vêtue de noir et ne sortait pas de son austérité. On attribuait bien cette mélancolie à d’horribles souvenirs, surtout à la mort de Julie, fille de Drusus, son amie intime, que Messaline avait fait périr ; un de ses fils paraît aussi avoir été victime d’une des monstruosités les plus énormes de Néron[92] ; mais il était clair que Pomponia Græcina portait au cœur un deuil plus profond et peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut remise, selon l’ancienne coutume, au jugement de son mari. Plautius assembla les parents, examina l’affaire en famille et déclara sa femme innocente. Cette noble dame vécut longtemps encore, tranquille sous la protection de son mari, toujours triste, et fort respectée. Il semble qu’elle ne dit son secret à personne[93]. Qui sait si les apparences que des observateurs superficiels prenaient pour une humeur sombre n’étaient pas la grande paix de l’âme, le recueillement calme, l’attente résignée de la mort, le dédain d’une société sotte et méchante, l’ineffable joie du renoncement à la joie ? Qui sait si Pomponia Græcina ne fut pas la première sainte du grand monde, la sœur aînée de Mélanie, d’Eustochie et de Paula[94] ?

Cette situation extraordinaire, si elle exposait l’Église de Rome aux contre-coups de la politique, lui donnait en retour une importance de premier ordre, quoiqu’elle fût peu nombreuse[95]. Rome, sous Néron, ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque aspirait à une grande action devait y venir. Paul avait, à cet égard, une sorte d’instinct profond qui le guidait. Son arrivée à Rome fut dans sa vie un événement presque aussi décisif que sa conversion. Il crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et se rappela sans doute le rêve où, après une de ses journées de lutte, Christ lui apparut et lui dit : « Courage ! comme tu m’as rendu témoignage à Jérusalem, tu me rendras témoignage à Rome[96]. »

Dès qu’on fut près des murs de la ville éternelle, le centurion Julius conduisit ses prisonniers aux castra prætoriana, bâtis par Séjan, près de la voie Nomentane, et les remit au préfet du prétoire[97]. Les appelants à l’empereur étaient, en entrant dans Rome, tenus pour prisonniers de l’empereur, et comme tels confiés à la garde impériale[98]. Les préfets du prétoire étaient d’ordinaire au nombre de deux ; mais à ce moment il n’y en avait qu’un[99]. Cette charge capitale était depuis l’an 51 entre les mains du noble Afranius Burrhus[100], qui, un an après, devait expier par une mort pleine de tristesse le crime d’avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal. Paul n’eut sans doute aucun rapport direct avec lui. Peut-être cependant la façon humaine dont l’apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l’influence que cet homme juste et vertueux exerçait autour de lui. Paul fut constitué à l’état de custodia militaris, c’est-à-dire confié à un frumentaire prétorien[101], auquel il était enchaîné, mais non d’une façon incommode ou continue. Il eut la permission de vivre dans une pièce louée à ses frais, peut-être dans l’enceinte des castra prætoriana, où tous venaient librement le voir[102]. Il attendit deux ans en cet état l’appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62 ; il fut remplacé par Fenius Rufus et par l’infâme Tigellin, le compagnon de débauches de Néron, l’instrument de ses crimes. Sénèque, à partir de ce moment, se retire des affaires. Néron n’a plus pour conseils que les Furies.

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