Author: | Baltasar Gracián | ISBN: | 1230000247982 |
Publisher: | NA | Publication: | June 23, 2014 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Baltasar Gracián |
ISBN: | 1230000247982 |
Publisher: | NA |
Publication: | June 23, 2014 |
Imprint: | |
Language: | French |
I
Se rendre impénétrable sur l’étendue de sa capacité
Le premier trait d’habileté dans un grand homme est de bien connaître son propre fonds, afin d’en ménager l’usage avec une sorte d’économie. Cette connaissance préliminaire est la seule règle certaine sur laquelle il peut et il doit après cela mesurer l’exercice de son mérite. C’est un art insigne et de savoir saisir d’abord l’estime des hommes, et de ne se montrer jamais à eux tout entier. Il faut entretenir toujours leur attente avantageuse, et ne la point épuiser, pour le dire ainsi ; qu’une haute entreprise, une action éclatante, une chose enfin distinguée dans son genre en promette encore d’autres, et que celles-ci nourrissent successivement l’espérance d’en voir toujours de nouvelles.
En effet, si l’on veut se conserver l’admiration publique, il n’est point d’autre moyen pour y réussir que de se rendre impénétrable sur l’étendue de sa capacité. Un fleuve n’inspire de la frayeur qu’autant de temps que l’on n’en connaît point le gué ; et un homme habile ne s’attire de la vénération qu’autant de temps que l’on ne trouve point de bornes à son habileté. La profondeur ignorée et présumée de son mérite le maintient dans une éternelle possession d’estime et de prééminence.
Au reste, le politique établit ici un axiome très judicieux, savoir que se laisser pénétrer par autrui, et céder le droit d’en être absolument gouverné, c’est à peu près la même chose. Cette pénétration, bien mise en œuvre, est une voie presque sûre pour changer en quelque sorte la face des conditions dans le monde ; pour qu’un supérieur, quel qu’il soit, n’en ait plus que le fantôme et le nom, et que l’inférieur se substitue à toute l’autorité. Mais si l’homme qui en a compris un autre est en état de le dominer, l’homme aussi que personne ne peut approfondir reste toujours comme dans une région inaccessible à la dépendance.
Que votre attention se réveille donc pour frustrer celle de certaines gens qui cherchent à découvrir jusqu’où va précisément votre suffisance. Il faut se comporter comme les grands maîtres dans un art, lesquels se gardent bien de développer en un jour à leurs élèves tout ce qu’ils savent, et ne s’expliquent à eux que peu à peu et par degrés. À l’égard de ce qui fait proprement le fonds de leur métier, c’est un mystère auquel nul autre n’est initié ; c’est un secret qu’ils se réservent pour se soutenir dans la réputation d’être les premiers maîtres, et d’avoir une capacité illimitée.
I
Se rendre impénétrable sur l’étendue de sa capacité
Le premier trait d’habileté dans un grand homme est de bien connaître son propre fonds, afin d’en ménager l’usage avec une sorte d’économie. Cette connaissance préliminaire est la seule règle certaine sur laquelle il peut et il doit après cela mesurer l’exercice de son mérite. C’est un art insigne et de savoir saisir d’abord l’estime des hommes, et de ne se montrer jamais à eux tout entier. Il faut entretenir toujours leur attente avantageuse, et ne la point épuiser, pour le dire ainsi ; qu’une haute entreprise, une action éclatante, une chose enfin distinguée dans son genre en promette encore d’autres, et que celles-ci nourrissent successivement l’espérance d’en voir toujours de nouvelles.
En effet, si l’on veut se conserver l’admiration publique, il n’est point d’autre moyen pour y réussir que de se rendre impénétrable sur l’étendue de sa capacité. Un fleuve n’inspire de la frayeur qu’autant de temps que l’on n’en connaît point le gué ; et un homme habile ne s’attire de la vénération qu’autant de temps que l’on ne trouve point de bornes à son habileté. La profondeur ignorée et présumée de son mérite le maintient dans une éternelle possession d’estime et de prééminence.
Au reste, le politique établit ici un axiome très judicieux, savoir que se laisser pénétrer par autrui, et céder le droit d’en être absolument gouverné, c’est à peu près la même chose. Cette pénétration, bien mise en œuvre, est une voie presque sûre pour changer en quelque sorte la face des conditions dans le monde ; pour qu’un supérieur, quel qu’il soit, n’en ait plus que le fantôme et le nom, et que l’inférieur se substitue à toute l’autorité. Mais si l’homme qui en a compris un autre est en état de le dominer, l’homme aussi que personne ne peut approfondir reste toujours comme dans une région inaccessible à la dépendance.
Que votre attention se réveille donc pour frustrer celle de certaines gens qui cherchent à découvrir jusqu’où va précisément votre suffisance. Il faut se comporter comme les grands maîtres dans un art, lesquels se gardent bien de développer en un jour à leurs élèves tout ce qu’ils savent, et ne s’expliquent à eux que peu à peu et par degrés. À l’égard de ce qui fait proprement le fonds de leur métier, c’est un mystère auquel nul autre n’est initié ; c’est un secret qu’ils se réservent pour se soutenir dans la réputation d’être les premiers maîtres, et d’avoir une capacité illimitée.